Rencontre avec Dilnur Reyhan, la voix des Ouïghours en Europe

Dilnur Rehyan est enseignante, chercheuse. Elle donne des cours d’histoire, de littérature, de civilisation et de langue Ouïghour. Elle est également Présidente de l’Institut Ouïghours d’Europe. Elle a accepté de rencontrer Les Répliques pour répondre à quelques questions sur le génocide actuel que subit son peuple.

Dilnur Reyhan lors de notre entretien – Mai 2021 – photo : Les Mariannes Anonymes ©

Bonjour Dilnur, que se passe-t-il pour le peuple Ouïghour en Chine ?

D.R : Grâce aux témoignages et rapports des chercheurs et des ONG (Human Rights Watch et Amnesty International notamment) et suite à des investigations et révélations par les médias, nous savons qu’il y a un vaste système de camps de concentration, mis en place depuis début 2017 en Chine. On estime qu’environ 3 millions de Ouïghours sont enfermés dans ces camps. Depuis 2018, pour maintenir l’économie de la région, totalement détruite par le système concentrationnaire, l’état chinois organise également le travail esclavagiste à l’intérieur et en dehors des camps. Ils emploient un nombre important de Ouïghours (pas de chiffres précis à ce jour) comme esclaves. Ils sont vendus comme des marchandises entre les entreprises chinoises.

On connaît également la situation de la stérilisation massive des femmes Ouïghoures et la chute libre de la natalité Ouïghoure, avec le chiffre édifiant de -84% de natalité dans certaines préfectures. Nous savons également qu’il y a un déchirement des familles Ouïghoures, avec des millions de personnes séparées et 800 000 enfants arrachés à leur famille pour être placés dans des camps pour enfants. Nous avons eu accès à certains documents hautement confidentiels chinois qui prouvent que nous avons à faire à un projet hautement concentrationnaire et génocidaire planifié par Pékin de longue date. L’ordre a été directement donné par le Président chinois. 

Gulbahar Jaliova, à droite, a passé plus d’un an dans les camps – le 8 mars 2021 – photo : Les Mariannes Anonymes ©


Pourquoi veulent-ils éradiquer le peuple et la culture Ouïghoure ?

D.R : C’est un problème profond qui a commencé il y a des années. La population Ouïghoure a été discriminée par les autorités chinoises et traitée dans leur propre pays comme des « citoyens de seconde zone ». Le fond du problème, c’est la colonisation. Il y a une situation et un rapport colonial qui existe et qui est peu cité. Avant 2018, même les chercheurs travaillant sur le sujet des Ouïghours n’osaient pas en parler. Depuis 2018, les langues se délient : les chercheurs commencent à parler et à évoquer le mot “colonialisme”. 

Pour vous rappeler l’histoire,  à partir des années 90, on a commencé à en entendre parler des Ouïghours avec la chute de l’URSS, l’ouverture des frontières chinoises vers l’extérieur et la capitalisation de l’économie chinoise. Puis avec l’effondrement des tours jumelles à New York, le 11 septembre 2001, la Chine a pris, avec les Etats Unis, le virage de la “lutte antiterroriste”. Ça a été l’occasion pour la Chine de réprimer le peuple Ouïghour en le présentant comme une organisation terroriste.

Les termes ont changés. Avant 2001, on parlait de “séparatisme” concernant le peuple Ouïghour. A partir de cet évènement : toute contestation individuelle ou collective a été classée comme “terroriste”.

Petit à petit a commencé à s’installer de la méfiance. On a présenté les Ouïghours comme une population malade et dangereuse. En 2012, la situation a pris encore davantage d’ampleur : surveillance massive grâce à la nouvelle technologie, refus de logement en hôtel, discriminations des Ouïghours… Deux ans plus tard, on a vu apparaître des campagnes anti-Ouïghours demandant ouvertement à la population chinoise de dénoncer l’existence des Ouïghours. Les propriétaires qui louaient des appartement à ces derniers étaient également sanctionnés. Il y avait aussi des campagnes montrant des visages de Ouïghours caricaturés avec un long nez, des cheveux bouclés, de la barbe et les présentant comme des terroristes. 

En fin 2016, Xi Jinping a mis à la tête de la région un homme : Chen Quanguo. Il avait été jusque là à la tête du Tibet et avait montré sa “contribution” en le “stabilisant”…

Drapeau Ouighour – photo : Les Mariannes Anonymes ©

Pourquoi une telle haine ?

D.R : Ce qui intéresse le gouvernement chinois, en fin de compte, ce sont les territoires et la richesse. Il n’est pas réellement islamophobe. Ce qu’il y a derrière c’est l’argent et le souhait de vouloir tenir le pouvoir.

La région Ouïghoure est la région la plus grande de Chine. Elle représente 1/6ème du territoire chinois et 3 fois la France. Elle est aussi la plus riche car il y a des sources de pétrole et de gaz naturel. De plus, 40% du charbon et 87% du coton chinois proviennent de cette région.

De plus, il y a, en Chine, 169 métaux rares. 138 d’entre eux se trouvent dans la région Ouïghoure. Les métaux rares sont très importants et convoités aujourd’hui pour l’industrie et les nouvelles technologies. D’autre part, la région Ouïghoure est au coeur du continent eurasien. C’est la porte de la Chine vers l’Europe, via l’Asie Centrale. En 2013, Xi Jinping a proposé un gigantesque projet de la “route de la soie”. Un “rêve chinois” avec la construction de routes terrestres et maritimes qui passent par la région Ouïghoure. C’est donc à ce moment, que Xi Jinping s’est dit qu’il était temps de se débarrasser de cette population rebelle afin de mener à bien ce projet.

Toutes ces raisons expliquent le lancement de la politique génocidaire, fin 2016.

“A partir de 2001, toute contestation individuelle ou collective a été classée comme terroriste. Avant cela, on parlait de « séparatisme ».” 

Dilnur Reyhan
Manifestation 8 mars 2021 – photo : Les Mariannes Anonymes ©

L’Union Européenne commence à réagir et à prendre quelques sanctions contre la Chine. Pensez vous que ce ne soit que le début ? Que l’UE va dans le bon sens ?

D.R : L’UE va dans le bon sens, mais ça fait 5 ans… Qu’est ce qu’on attend ? Il y a suffisamment de preuves. On sait qu’un génocide est en cours. On attend que ce soit fini pour se repentir ? Comme on a pu le faire dans le passé ?

Nous demandons aux états européens d’immédiatement prendre des mesures réelles pour stopper cette machine génocidaire.

Raphael Glucksmann, Eurodéputé, et une dizaines de personnes ont été interdits de séjour en Chine, à Hong Kong et Macao, en raison de leurs prises de position concernant la cause Ouïghoure. Est-ce que cela a un impact ?

D.R : Il faut noter que l’UE a fait de même et pris des sanctions à l’encontre de 4 responsables de crimes contre l’humanité chinois. Ils se sont vus sanctionner avec le gel de leurs biens en Europe. Mais ces sanctions n’ont pas inclus les principaux responsables du génocide. L’UE se laisse une chance de négocier avec eux.

Ce qu’on peut dire, c’est que pour les dix européens sanctionnés par la Chine ou les chinois sanctionnés par l’UE : ça ne fait ni chaud ni froid, aux uns comme aux autres. Raphael Glucksman n’a pas sa vie en Chine, ne souhaite pas aller y passer les vacances. Pareil pour les quatre chinois qui n’ont pas de besoin de venir en Europe.

Certes c’est une avancée mais c’est loin d’être suffisant : et ça n’a rien arrêté.

“C’est pour cela que la position passive de l’Europe et de la France est incroyable parce qu’elle demande la démocratie et crie aux droits humains…. tout en laissant faire. Comment ne peuvent-ils pas voir que la Chine détruit le système démocratique ?”

Dilnur Reyhan

On observe que la cause bouge plus aux Etats Unis ou au Canada. Pour quelle raison ?

D.R : Parce que les Etats Unis sont en guerre commerciale avec la Chine depuis l’ère Trump déjà. C’est un sujet central de la relation sino-américaine. Les Etats Unis ont bien vu et compris que la Chine réclame sa place de “super puissance”.

Le Canada et l’Angleterre, eux, voient une menace du modèle chinois contre le modèle démocratique. Le Canada est, en outre, en conflit avec la Chine en raison des canadiens retenus et emprisonnés là bas. L’Angleterre a aussi un autre intérêt : la Chine avait signé un traité pour maintenir la démocratie de Hong Kong et leur laisser ensuite leur libre-arbitre. Mais on a vu ces deux dernières années que la démocratie de Hong Kong est morte. Le pouvoir est totalement repris par Pékin.

Le système et modèle chinois de “riche dictature” vendu par Xi Jinping attire par ailleurs certains pays. Ces derniers sont intéressés de tenir un régime totalitaire et autoritaire, sans donner le pouvoir au peuple mais en étant puissant et riche.

La position passive de l’Europe et de la France est incroyable parce qu’elle demande la démocratie et crie aux droits humains…tout en laissant faire. Comment ne peuvent-ils pas voir que la Chine détruit le système démocratique ?

Le Président Macron a rencontré le Président Xi Jinping il y a quelques mois. Durant l’entretien il n’a pas évoqué la cause Ouïghoure et a parlé exclusivement de business. Qu’en pensez vous ?

D.R : Les politiques français sont souvent peu courageux. La France a du mal a revendiquer désormais sa place comme pays des droits humains. Il y a un génocide en cours… Et la France reste dans l’inaction.

Le ministre des affaires étrangères a fait plusieurs déclarations pour condamner la Chine mais ça ne reste que des paroles. L’Elysée ou le quai d’Orsay devraient déjà améliorer les choses, en France. Par exemple, nous avons demandé à toutes les universités françaises de se solidariser avec les Ouïghours pour nos collègues qui sont dans les camps ou ont disparus. Mais aussi de recruter avec une bourse, des étudiants Ouïghours dans chaque filière. Nombreux jeunes Ouïghours étaient dépendants de leur famille pour continuer leurs études en France et en Europe. Ils doivent couper les liens familiaux car toute transaction financière avec leur famille peut la faire condamner à 10 à 20 ans de prison. Je connais de nombreux jeunes Ouïghours de la diaspora qui n’ont pas pu continuer leurs études en France ou ailleurs. Nous avons donc demandé aux universités de l’aide et on m’a répondu que “les universités françaises ne peuvent pas donner de réponse favorable si nous n’avons pas le feu vert du quai d’Orsay ou de l’Elysée”. Rien n’a été fait donc en France.

Le gouvernement chinois nie catégoriquement le génocide. Notamment à travers leurs différentes ambassades en France, en Angleterre ou aux États-Unis. Ils tweetent souvent en faveur des Ouïghours pour mettre en lumière la culture et les évènements festifs de ce peuple. Qu’en pensez-vous ?

D.R : En français, on dit qu’ils “sont nés après la honte”.

Plus c’est gros, mieux ça passe ! Depuis 5 ans, des gens sont parqués en camps de concentration et les pays ne font rien. Evidemment, tout cela donne de la force et de la confiance aux dirigeants chinois ! Le Monde n’a rien fait lorsque qu’ils ont “testé” leur projet au début du génocide… et comme rien n’a bougé : maintenant, ils y vont encore plus fort !

On voit là l’audace des diplomates chinois. Tous ont été rappelés à l’ordre par les ministères des affaires étrangères des différents pays : en Turquie, aux Etats Unis, au Canada, en Angleterre…

Tout cela montre que la Chine, qui a maintenu durant des décennies une politique de “profil bas”, revendique maintenant sa place et sa puissance.

Tweet supprimé par Twitter depuis car “enfreignant les règles de Twitter”

On sent la Chine de plus en plus présente sur les réseaux, même en France

D.R : Il faut savoir qu’il y a eu deux rapports, en 2012 et en 2016, écrits par des chercheurs américains sur le contrôle d’internet par les les autorités chinoises. L’image de la Chine en 2016 n’était pas aussi dégradée qu’aujourd’hui. Et pourtant, les chercheurs révélaient que le parti chinois payait déjà à l’époque 2 millions de e-soldats, des “trolls”, pour faire sa propagande. Imaginez aujourd’hui…

On a d’ailleurs accueilli en France une chaine de télévision propagandiste chinoise il y a quelques mois. C’est de la lâcheté que la France ait accepté ça alors que le Royaume Uni l’a interdite.

On voit également que la propagande chinoise est sur Youtube : c’est le comble alors que Youtube est interdit en Chine pour leur propre population ! D’ailleurs, il faut savoir qu’énormément de Ouïghours sont dans des camps pour avoir utilisé Facebook ou WhatsApp.

Evidemment, contre une puissance comme la Chine et ses millions de “trolls”, nous sommes si peu nombreux, ici, en France. Je suis néanmoins fière de notre travail face à cette grosse machine : nous gardons la tête haute. La Chine, même en dépensant des milliards, en termes de négationisme, ça ne prend pas !

Dilnur Reyhan – Mai 2021 – photo : Les Mariannes Anonymes ©

Craignez vous pour votre sécurité ou celle de vos proches ? Plus aujourd’hui qu’avant ?

D.R : Pour moi-même non. Je suis en France et française.

Les Ouïghours ici le disent eux même : ils n’ont pas peur pour eux mais pour leur famille restant là bas.

Je fais ce sacrifice. J’ai coupé tout contact avec ma famille. Je considère que je suis pleinement française d’origine Ouïghoure.

Mais rendez-vous compte, chez certaines familles, une vingtaine ou une trentaine de personnes ont disparues. Je pense par exemple à cette personne en Turquie, jeune père de 30 ans, qui a perdu 12 personnes de sa famille : il est seul. Et il retrouve un jour son fils qui ne parle plus la langue Ouïghoure ! Il tient le coup uniquement parce qu’il est croyant…

Drapeaux Français et Ouïghour – photo : – Les Mariannes Anonymes ©

Vous avez appelé, avec Raphael Glucksman à créer des groupes locaux dans chaque ville de France. Sur les réseaux sociaux, on a vu fleurir des nomdeville.ouïghours. Est ce que cette action a été suivie et avez vous obtenu des résultats ?

D.R : Oui, l’institut Ouïghour d’Europe est souvent en contact avec ces groupes. Nous comptons environ 250 groupes en France. Ils sont tous en action, tous les jours : manifestations, distribution de tracts, lettres à leur mairie, médias locaux etc.

On a vu des articles sur leurs actions, certains ont réussi à convaincre leur maire (Reims, Valence, Privat etc) de signer une charte pour les Ouïghours. On espère que ces groupes, comprenant une majorité de jeunes, contactent leurs députés pour que la résolution qui sera bientôt déposée à l’Assemblée Nationale en faveur de la reconnaissance du génocide Ouïghour soit soutenue par les députés.

Pour nos lecteurs, qui voudraient s’engager pour cette cause : que leur conseillez vous ?

D.R : Peut importe votre opinion politique, votre appartenance religieuse ou votre avis sur les religions : réunissez-vous autour de cette cause humaine. Nous avons fort espoir, grâce à vous. Ecartez tous préjugés ou opinions. Un génocide se passe en ce moment. Nous devons ensemble faire des choses pour arrêter cette folie.

Le seul conseil que je donne, c’est de ne pas amener vos opinions politiques ou religieuses car cette cause est au delà, elle est universelle et humaine.

Nous souhaitons continuer à oeuvrer avec tous ceux qui nous suivent, avec une meilleure coordination encore et mener des actions efficaces.

La question de la reconnaissance du génocide est vitale pour nous. La diaspora est détruite. Nous avons besoin de vous.

Dilnur Reyhan répond à la question “Quelles actions peuvent entreprendre nos lecteurs pour vous aider et aider le peuple Ouighour ?”

Que peut-on vous souhaiter, à vous et à votre peuple ?

D.R : La liberté.

On ne rêve que de ça. Qu’ils soient libres dans leur propre pays. On n’a pas besoin de colons pour être civilisés : on l’est déjà.

Merci Dilnur Reyhan.

(Plus d’informations dans l’article Histoire des Ouïghours et origine de l’extermination d’un peuple” – raconté par Dilnur Reyhan en cliquant ici).

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